Comment je me suis retrouvée à pital à cause de ma phobie des criquets

C’est le début de l’été de mes 14 ans, je viens de me faire un chum (mon premier), il s’appelle Rémy pis c’est un bien gentil garçon. On se trouve au chalet de mes parents, dans une forêt charlevoisienne, et je suis tutessitée de lui montrer mes spots préférés, les chats de ferme du voisin farmer qui s’appelle Michel Tremblay (comme la moitié des résidents mâles de la région), la rivière toujours frette, la montagne mystérieuse, la chute qui est plus une grosse cascade qu’une chute, bref, tussortes d’affaires. Après lui avoir montré le nouveau lac à truites de mon papa, je propose à Rémy de rentrer au chalet. Sûrement pour manger des biscuits ou un truc super innocent comme ça, parce qu’on pouvait pas fourrer dans le chalet, il n’y avait qu’une chambre à coucher. Moi, je suis un peu plus pressée que lui de rentrer, parce que je sais que pour me rendre au chalet, je dois traverser la zone. La zone, c’est bien sûr le spot où il semble y avoir un party de criquets perpétuel. Tant que le soleil brille, ça craque et ça saute dans tous les sens, surtout vers moi. J’ai développé une véritable phobie des criquets, et je peux pas supporter de les voir près de moi, encore moins qu’ils me touchent. Ça me fait hurler à chaque fois, je cours comme une poule pas de tête et je m’enferme dans le chalet jusqu’au coucher du soleil. Vampire entomophobe ultrafife. Cette fois, je sais que je pourrai pas me cloitrer dans le chalet toute la fin de semaine, parce que Rémy est un gars actif, il veut faire des affaires, pas question de vedger dans le chalet ou de jouer au Scrabble. Pas de télé, donc pas de jeux vidéo. On n’a pas trop le choix de se tourner vers les activités extérieures. J’aime la nature, alors c’est pas trop un problème pour moi. Mais les beubittes me gâchent la vie. Si c’était pas des beubittes, je profiterais tellement plus de l’été. Je serais tout le temps dehors, de juin à septembre. Je dormirais à la belle étoile avec mononc Robin pis mon père devant le feu. Les beubittes ne devraient pas exister. En plus, sont laittes. Rémy sait que j’ai peur des criquets, mais il trouve ça un peu drôle. C’est normal, les filles ont toujours peur de que’que chose. Ç’aurait pu être les serpents ou les souris, mais moi c’est les beubittes, particulièrement les criquets parce qu’ils sautent (sur moi).

 

Lora Zepam courant comme une gazelle effrayée, dessin de Darnziak.

 

Je sais que je dois traverser la zone, alors aussi bien faire ça vite. Je suis pas du genre à décoller un plaster au ralenti, faque je pars à courir, me disant que si je reste en mouvement, les monstres n’auront aucune emprise sur moi. Faque je cours, je sprinte jusqu’à la porte du chalet. Ma course a dû être efficace parce que j’ai rien vu d’effrayant pis j’ai pas senti une seule patte de criquet frôler mes jambes nues. Faut croire que je suis devenu une experte. C’est parce que je fais souvent ça, j’ai l’habitude de rentrer dans le chalet en coup de vent. Tsé, en forêt, t’en as à la pelletée, des beubittes. Mais cette fois, j’ai un peu mal calibré mon arrivée sul turbo. J’ai pas bien tourné la poignée de porte. Woupelaille. PEKLINCH! (Ça, c’est un bruit de vitre qui éclate en trois milles miettes.) J’ai défoncé la vitre avec ma face. Ma mère était juste de l’autre côté, faque elle a un peu lâché un cri de mort. PEKLINCH + cri de mort = Rémy qui accourt. « Es-tu corrèque??? » Juste avant que je me retourne pour lui dire que oui oui, chu bin corrèque, je réalise que de la vitre, ça coupe. Que je me suis peut-être un peu coupée. Une fois retournée face à lui, l’expression de Rémy me confirme que quelque chose ne va pas avec ma face. « A SAIGNE! » Ma mère arrive avec une serviette, que Rémy me colle au visage. Qu’est-ce que j’ai? « Tu t’es coupée au menton. » C’tu grave? « Nenon, ça va aller, reste calme, mais on va t’amener à pital. » Je vais-tu être défigurée? « Pense pas à ça maintenant, c’est pas important ». Euh. Il vient de détourner la question, non? Il veut pas me répondre, c’est ça? Donc, j’ai la moitié de la face arrachée, han? Je reste assise et je dis rien, je voudrais pas rajouter quoi que ce soit qui pourrait confirmer que je vivrais désormais avec un visage monstrueux. Je demeure calme, étrangement calme. Ma mère est partie chercher mon papa qui se trouve su Marc, son vieux chum qui vit juste à côté de su Michel Tremblay. Ça me fait même pas mal, mon visage est juste un peu engourdi. Dans la voiture, j’essaie de rassurer tout le monde. Après tout, si j’ai pas mal, ça doit pas être si grave. C’est quand même la première fois de ma vie que je vois mon père rouler vite. Ça nous aura au moins permis d’arriver au Centre hospitalier de Baie-St-Paul en un temps record.

Dans le stationnement de l’urgence, Rémy me prend dans ses bras, tel le vaillant chevalier qui vient de secourir une femelle en détresse. J’aurais totalement pu faire les trente pas nécessaires, mais Rémy est galant, il tient à me porter sur lui. Si ça n’avait pas été de la tranche de viande qui pendouillait sur mon menton, la scène aurait été romantique. En sortant de la pital, Rémy m’expliquera dans  le détail ce qu’il a vu juste après ma rencontre brutale avec la fenêtre de la porte. Pendant deux secondes, j’avais le menton ouvert, comme une vule toute fraîche dans face, puis le sang s’est mis à pisser, ça giclait à chaque battement de coeur, comme dins films d’horreur. Mais tout ça s’est passé tellement rapidement que j’ai pas eu le temps de me vider de mon sang.

 

Lora Zepam et sa noune faciale, dessin de Darnziak.

 

L’urgence de Baie-St-Paul, c’est pas une infirmerie de guerre. C’est tellement tranquille que le personnel fait venir un chirurgien pour qu’il vienne s’occuper de mon cas. « Allo Dr Tremblay? On a ici une patiente qui s’est fendu la face. Ça saigne un peu, là. Pourrais-tu venir lui arranger ça? Merci. »

Le chirurgien arrive, se présente, observe mon bobo — que j’ai bien pris soin de pas regarder dans tous les miroirs et vitrines que j’ai croisés en chemin — et m’explique comment il va procéder. « Ta plaie est un peu déchiquetée, alors je vais la couper pour que la coupure soit plus droite, ça va faire une plus belle cicatrice. Pis je vais te faire des points fondants, comme ça t’auras pas besoin de revenir me voir. » Il m’injecte un anesthésiant. Il pique tout le long de ma blessure. Chaque injection fait un peu mal. Après, il me poke avec une aiguille pour vérifier si c’est bien gelé. « Ça fait-tu mal? » Ça fait pas mal, mais je sens l’aiguille. Mais ça me tente pas de me faire geler encore, parce que ça aussi ça fait mal. Sauf que si je suis pas bien gelée, l’opération va être dégueuse… Dilemme. OK, j’opte pour l’abus d’anesthésiant. Aweillez encore, docteur. Oui je la sens, votre aiguille. Encore une tite shot… OK, je pense que c’est beau. Ouf. Là, il commence à découper. Shit fuck! Je sens les ciseaux! Ça fait pas mal, mais je sens tout ce qui se passe! Pouah! Et le bruit! Ça fait le même bruit que le découpage de tissu. Pis ça se passe dans ma face! Argh! Mais qu’est-ce que j’ai, dans ma face? Après le découpage, Dr Tremblay commence à me recoudre la noune faciale. Encore ici, je sens tout. Je sens le fil passer dans ma peau. C’est pas douloureux, mais c’est déstabilisant comme sensation. Je tiens à préciser que j’ai pas du tout paniqué du début à la fin. J’étais même assez relaxe. C’est ça qui est le fonne avec les accidents : ça te prend par surprise faque t’as pas le temps d’anticiper.

Fait troublant : À chaque fois que je parle du Dr Tremblay à des résidents de la région, on pousse des cris d’horreur, des jurons et on me dit que c’est un boucher. Je suis heureuse de l’avoir appris seulement après l’opération.

Avant que je quitte la salle d’opération, le Dr Tremblay me demande : « À cause que t’as peur des sauterelles? » Je me souviens pas ce que je lui ai dit, pis anyway je pouvais pas trop me lancer dans des explications détaillées vu que la face m’enflait pis que j’articulais de plus en plus mal, mais je me souviens de quelques événements de mon enfance qui auraient pu contribuer au développement de ma phobie.

 

Comme presque tous les petits enfants, moi aussi j’ai joué avec des beubittes. J’en ramassais avec ma cousine Janie, on entassait des dizaines de criquets dans des pots de verre. Après, on observait de près notre collection. Les pauvres orthoptères emprisonnés se frappaient contre le couvercle à chaque saut. Ils finissaient par perdre des pattes. Je me souviens que ça m’avait vivement dégoûtée de voir des tas de pattes au fond du pot. Des beubittes démembrées. La condensation dans le pot. L’image m’a marquée, parce que je m’en souviens clairement plus de 20 ans plus tard. J’ai dû trouver ça à la fois dégueu et cruel. Mais bon, semble-t-il que c’est normal que les enfants soient cruels (et dégueux). Je me souviens aussi de la fois où ma soeur me courrait après avec un sac de grillons qu’on venait d’acheter à l’animalerie pour nos anolis. Je lui avais dit que je trouvais ça un peu dégueu comme beubitte, et après notre course folle à travers la maison, je trouvais ça dégueu et terrifiant. Ces anecdotes anodines se sont imprégnées dans mon cerveau, ça a renforcé ma peur. Je pourrais aussi donner des explications un peu plus rationnelles, comme la sensation de leurs pattes qui adhèrent à ma peau, ou l’impression que les criquets sont imprévisibles et peuvent me sauter dessus à tout moment. Je pourrais bien les fuir toute ma vie, mais je tiens à me guérir de ma phobie. Pour y arriver, je compte beaucoup sur l’exposition progressive. Présentement, je peux regarder des images de criquets sans ressentir de malaise. Je peux même apprécier leur couleurs, leurs formes. Ils me font penser à des robots de Megaman. Aon. La prochaine étape, pour moi, ce serait d’approcher des larves de criquets et même les prendre dans mes mains. Les bébés me font moins peur parce qu’on sent moins leurs pattes. Sont même quioutes avec leurs touptites antennes! Ensuite, il faudrait que je puisse approcher des gros criquets, ceux qui craquent fort, et arriver à être confortable en leur présence. Puis, ultimement, je voudrais les toucher, les prendre dans mes mains sans paniquer. Là, je serais pas mal fière de moi. Et je pourrais profiter pleinement de mes étés à la campagne. Sans faire d’accident cave.

 

Quand je suis revenue de la pital, mononc Robin avait ramassé les éclats de verre, tous taillés en longues pointes effilées, et il avait épongé la mare de sang que j’avais laissée sur le patio. Ma blessure aurait pu être tellement pire. Un poignard de vitre dans l’oeil, dans la bouche, dans la jugulaire. J’ai eu de la chance. « Là, là, va falloir que t’arrêtes d’avoir peur des beubittes, maudit câlisse. Sinon on va être obligés de poser une porte blindée sul chalet. » Oui, Robin. J’ai une petite réflexion à faire sur ma phobie des beubittes. Y’a pas de doute là-dessus.

 

Je ce que je viens de te raconter là s’est passé en 1998. Ma blessure n’a pas très bien cicatrisé, on peut encore compter les points de suture, et quand je souris, j’ai un p’tit air de Jean Chrétien (mais en moins pire). Ça fait peu de temps que j’ai apprivoisé les beubittes, mais j’ai pas encore complètement fait la paix avec les criquets. Je les déteste pas, même que je les trouve beaux, et j’espère avoir l’occasion et le courage de signer un traité de paix avec eux avant la fin de l’été.

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