Evelina ou l’entrée de plein de monde dans une jeune personne

Fanny Burney

J’étais en train de feuilleter mon Merriam-Webster pour trouver une rime habile pour le mot «asshole» quand je me suis souvenue que c’était encore that time of the month, qu’il était temps pour ma chronique d’humeur menstruelle. Hélas, trois fois hélas! La boîte de réception de mon email déborde toujours. Encore une fois, je vais devoir remettre à plus tard la publication tant promise et tant attendue de ma Dissertation sur l’opportunité ou non de me gratter longuement (mais discrètement) le périnée alors que je suis assise seule au bureau ; je ne voudrais surtout pas vexer tous ces charmants individus qui on pris la peine de copier et de coller mon adresse de courriel correctement, hein.

À : anne@archet.net
De : superfan@tropexcite.com
Sujet : Tu est trot HOT

Anne! AAAAAAAnnnnnne!!11! J ai lut tous tes post sur FB et je trouve que tu est trot HOT!!!1! Et drole en plus!!!!!!! Commen tu fait pour etre aussi Hot???6? J aimerez sa que on se rencontre mais juste pour avoir une pic de toi et moi pour que je montre au chums qui serez trot jalous!!!1111! j’ai en plus plein de question a te posez genre cé koi ta position prérérez? Pi cé tu vrai ke ta deja fait sa avec un chien? ps Moi cé Frank

À : superfan@tropexicte.com
De : anne@archet.net
Sujet : Re : Tu est trot HOT

Cher Moicé Frank,

Merci pour ce charmant message. Avant de le recevoir, je me demandais justement si j’arrivais à rejoindre le mâle moyen post-pubère-porteur-de-calotte-et-riant-encore-de-chest-bras. Me voilà drôlement rassurée. Surtout, ne pensez pas qu’il y a l’ombre d’une trace de mépris dans ce que je viens de dire : j’ai moi-même un âge mental de sept ans et chest-bras me fait (presque) encore rigoler. Il faut dire que je suis bon public pour l’humour destiné aux attardés mentaux.

En réponse à vos questions, ma position préférée est celle de Noam Chomsky sur le conflit Israélo-palestinien. Quant au chien, j’ai bien essayé de faire ça avec lui, mais comme nous ne nous sommes pas entendus sur ce à quoi «ça» faisait exactement référence, nous avons préféré jouer à la baballe.

Bises,

AA.

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À : anne@archet.net
De : evelina@courrielquelconque.com
Sujet : 23 dudes? Sérieux?

Salut Anne… Tu as vu la nouvelle de la fille de 23 ans qui veut se faire baiser par 23 inconnus pour sa fête? Je suis certaine que tu l’as vue, tu es toujours la première à flairer ce genre de nouvelle scabreuse. Je me demandais ce que tu en pensais… J’ai moi aussi 23 ans et je trouve ça invraisemblable qu’une fille de mon âge puisse avoir envie de faire une telle chose. Je sais bien qu’elle le fait pour le cash, mais quand même… je trouve que ce n’est pas respecter son corps. Pire, je pense qu’elle est victime du système porno-prostitutionnel. C’est le genre de chose que les gangs de rue font aux filles pour les contrôler, pour les réduire en esclavage. Et ils vont tout filmer et le diffuser, en plus! En tout cas, je trouve que tout ça contribue à la culture du viol. C’est désolant. C’est inquiétant. C’est révoltant. Es-tu de mon avis?

Evelina

À : evelina@courrielquelconque.com
De : anne@archet.net
Sujet : Re : 23 dudes? Sérieux?

Chère Evelina,

Au risque de vous décevoir, je n’en pense pas grand-chose. Est-ce mon grand âge? Est-ce ma (trop) longue fréquentation des milieux libertins? Toujours est-il qu’une dame qui s’adonne aux plaisirs corsés du partenaire multiple en série me semble presque banal. J’ai déjà été témoin d’une quadragénaire qui s’était présentée avec son mari dans le club échangiste que je fréquentais à cette époque. Elle s’est installée dans une des chambres privées et s’est tapée tout ce qui portait un phallus jusqu’à la fermeture de l’établissement, sous l’œil attendri (et émoustillé, il va sans dire) de son tendre époux. Elle s’est ensuite essuyée et ils sont repartis, bras dessus, bras dessous, pour ne plus jamais revenir.

Quelle est la morale de cette histoire? Je n’en sais trop rien, outre que tous les goûts sont dans la nature. La femelle du genre humain est dotée de cette capacité de s’accoupler sans trop de problèmes avec des tas de mâles et aussi d’avoir des orgasmes à répétition, alors ce n’est pas inconcevable que certaines d’entre elles soient éventuellement tentées par l’expérience. Comme c’est tout aussi vraisemblable que d’autres soient désolées, inquiétées et révoltées à la seule idée que ça puisse se produire.

Ce qui m’intéresse davantage ici, c’est le slut shaming dont est victime la jeune personne en question (grâce aux bons soins du Journal de Montréal, qui est toujours prompt à attiser le scandale public) et aussi le lien que vous établissez entre son projet et la culture du viol. Ça fait des mois que l’envie me travaille de m’exprimer sur ce sujet, surtout depuis qu’on le lance à qui mieux mieux sur les interwebs, alors je vais saisir l’opportunité que vous m’offrez si gracieusement.

La définition courante de «culture du viol» est la suivante : une série de pratiques et d’attitudes dans une société donnée qui tendent à tolérer, excuser, voire approuver le viol. La culture de la pureté (dont le slut shaming fait partie), par exemple, est un élément essentiel de la culture du viol : une femme qui a des «mœurs légères», qui s’habille de façon «provocante», qui agit en «salope» et dont on peut, ipso facto, se passer de son consentement parce qu’elle «le cherche», alors que les femmes «pures», les vierges et les mères, doivent être respectées dans la sainteté de leur féminité sans tache. La culture du viol, c’est une culture où les femmes ont une place spécifique à tenir dans la société et où l’agression sexuelle est un outil de pouvoir pour les forcer à s’y cantonner.

Ceci étant dit, il faut comprendre le mot «culture» dans «culture du viol» dans son sens plus large et anthropologique «d’esprit d’un peuple qui se manifeste à la fois dans ses manières de penser et dans ses manières de vivre, ses traditions, ses croyances, ses modes de vie, ses institutions et son organisation», pas dans le sens de «domaine de l’activité humaine qui concerne essentiellement les arts». Si représenter un viol contribue à la culture du viol, alors un film comme Mourir à tue-tête devrait être impitoyablement censuré. Bon, vous allez me dire que je suis de mauvaise foi, que ce film est une charge contre le viol et vous aurez raison. Il n’en reste pas moins que dans une société qui serait exempte de culture du viol, toute représentation d’une relation non-consensuelle serait accueillie avec le même dégoût, que l’intention de l’artiste soit pédagogique ou non. Qu’on représente le viol dans des films, dans des textes, par des dessins, ce n’est qu’un symptôme de la culture du viol, pas la culture elle-même. Ceux et celles qui consacrent toute leur attention et leurs efforts à ces représentations non seulement se trompent de cible, mais souffre du symptôme de ce-que-je-ne-vois-pas-n’existe-pas-et-donc-ne-fait-pas-de-mal.

La culture du viol est très souvent véhiculée par la production culturelle, c’est clair. Sauf qu’il ne faut pas croire que toute représentation de la sexualité, voire même toute représentation des relations non-consensuelles et du viol contribuent à la culture du viol. C’est là qu’on se met à tomber dans le puritanisme – et le puritanisme, c’est le zénith de la culture du viol.

Et ne venez pas me dire que la représentation du viol crée des violeurs; j’attends toujours qu’on me démontre que d’être exposé à des comportements violents et criminels dans des œuvres de fiction rend violent et criminel. Si c’est le cas, censurons illico Law and Order et tous les autres CSI Terrebonne. Je suis d’accord pour dire que la représentation de la réalité peut dans certains cas l’influencer, voire la créer. Ceci reste quand même exceptionnel; la plupart du temps, les productions culturelles ne font que la refléter. Autrement dit, on a la pornographie qu’on mérite : si elle est violente et machiste, c’est que nous vivons dans un monde violent et machiste. Un monde dominé par le patriarcat, fait d’une multitude de dispositifs de pouvoir réglés pour nous asservir, pour nous tenir à notre place. S’attaquer au reflet plutôt qu’au phénomène, refuser de se faire mettre sous le nez ce qui agace nos narines et par le fait même dénoncer comme impures les personnes qui s’y adonnent, c’est exactement ce qui perpétue la culture du viol.

Ce ne sont pas les films et les textes qui permettent le viol, ce sont les relations de domination et de pouvoir. C’est la propriété qui transforme tout en marchandise, même les corps. C’est le salariat, cette forme d’esclavage à temps partiel qui est proche cousin du droit de cuissage. C’est la société de classes qui fait que certaines catégories de femmes n’ont pas la même valeur que d’autres. Et si on commençait à s’y attaquer?

Bises,

AA.

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À : anne@archet.net
De : joel.ethier@whocares.com
Sujet : Ton faux courrier du cœur

Ne viens pas me dire que les tarés qui t’écrivent existent vraiment. Il y a des limites à prendre les gens pour des poires.

À : joel.ethier@whocares.com
De : anne@archet.net
Sujet : Re : Ton faux courrier du cœur

Cher Joël,

Je suis fort tentée de prouver, par la publication de votre message, que mon courrier est on ne peut plus réel et véridique, mais vraiment, qu’est-ce qui nous prouve que vous et moi existons vraiment? J’aurais tendance à croire que vous n’êtes qu’une fabrication de mon esprit. Et que moi-même, je ne suis qu’une idée dans la tête de Dieu ou dans celle de Mathieu Bock Côté (il semble tellement vivre dans un monde de sa propre invention, il y a de fortes chances qu’il soit le démiurge),  je n’ai pas encore décidé.

Je vous envoie l’idée d’une bise,

AA.

Comments
2 Responses to “Evelina ou l’entrée de plein de monde dans une jeune personne”
  1. Julie Ross dit :

    « le puritanisme, c’est le zénith de la culture du viol »

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