La St-Valentin contre-attaque

St-Valentin5

C’est la St-Valentin en secondaire 4 et on cogne au cadre de porte juste avant le cours de science physique : une fille en robe rouge entre avec un panier plein de fleurs rouges et une piles d’enveloppes rouges. Je me tais, terrifié. Ben Kenobi derrière et Boba Fréchette à côté se taisent aussi. Derrière-moi, Pierre-Luc chuchote : « Continuez de parler, gang de caves, vous avez l’air suspects! » mais Fréchette et moi, on ne trouve rien à dire, on fixe notre bureau, on n’ose pas lever les yeux pendant que la fille en rouge marche vers l’avant de la classe et se retourne vers nous.

— Nadia?, demande-t-elle.

Nadia est une petite brune délicate, aux immenses yeux bruns, Nadia est la plus belle fille de la classe. Elle se lève et marche à l’avant chercher sa rose et son valentin sans se presser, la tête haute, d’une démarche de princesse. Je baisse les yeux à nouveau, la gorge serrée, Pierre-Luc échappe un « crisse, je vais mourir ». Pierre-Luc Skywalker trippe sur Nadia Gagnon depuis le secondaire 1 mais ne lui a jamais adressé un mot. Je me sens paralysé, aussi effrayé que si c’était moi qui lui avait envoyé cette carte. Nadia en retournant à sa place se demandera pourquoi les quatre geeks bavards du fond de la classe sont subitement figés la tête penchée comme si on les avait mis à off. On est incapable de faire de faire quoi que ce soit. Je fini par lever les yeux. On la fixe tous les quatre.

On ne voit pas son expression, elle nous fait dos, juste devant moi. Elle insère son doigt sous le rabat de l’enveloppe, elle l’ouvre avec précaution. Elle en retire la carte et la déplie avec soin. Elle considère un moment ce qui écrit à l’intérieur. Un moment qui semble durer mille ans. Elle replace la carte dans l’enveloppe. Sa tête est restée presque immobile durant toute l’opération, vissée sur son cou comme celle d’un droïde. Ses cheveux fins ont la forme du casque de Darth Vader.

— Bonne St-Valentin! dit le professeur. Sortez vos cahiers à la page 122.

La livreuse en rouge sort de la classe. Je la suis du regard, je me retourne vers Pierre-Luc. Il fronce les sourcils, fixe le bureau, les poings serrés, le visage encore plus rouge qu’avant son exposé oral de la semaine passée. Rouge comme la rose, l’enveloppe, la carte, les gardes de l’empereur, rouge comme la journée au complet. À sa première tentative, Pierre-Luc est tombé dans le premier trou du premier tableau. À côté de moi Boba Fréchette, pourtant si inexpressif d’habitude, retient un fou rire. J’ai envie de lui trancher la tête.

« Chère Nadia, Paragraphe romantique, Je t’aime, Pierre-Luc Skywalker. »

Nadia ne se retournera pas de toute la période. Ni à la fin du cours. Nadia ne lui jettera jamais un regard. Nadia ne lui adressera jamais un mot.

* * *

C’est la St-Valentin en secondaire 5 et la distribution annuelle se poursuit durant l’heure du dîner à la cafétéria. Yan Solo est dressé droit sur sa chaise, il n’écoute rien de ce qu’on dit, il regarde par dessus ma tête.

— Vos gueules, les caves, elle va recevoir ma carte!

Je me retourne, me soulève pour voir au-dessus des têtes moi aussi. Je ne sais même pas le nom de cette fille, elle n’est dans aucun de nos cours, elle est super grande et maigre et blonde. Elle est plus jeune que nous, peut-être en secondaire 3. Elle dépose la rose sur la table, déchire l’enveloppe d’un coup sec, ouvre la carte. Presque tout de suite elle lève les yeux, elle scanne les rangées de droite à gauche, de gauche à droite, puis s’arrête dans notre direction, les yeux brillants.

À part Yan, on plonge, on se retourne, on se cache. Le sourire qui traverse le visage de Yan me semble mauvais. Il se lève et marche entre dans les rangées, sans trace de peur, d’un pas délibéré, comme un soldat de l’empire. On le suit du regard. Il va lui parler. Les deux restent debout un moment, sous les néons, en plein milieu de la cafétéria. Je ne peux pas imaginer ce qu’il lui dit. La fille éclate de rire. Il met ses mains sur ses hanches. La fille rit encore, baisse les yeux. Il se penche vers elle et l’embrasse. Sans hésitation. Elle se laisse faire.

— Wow! En plus, il lui avait jamais parlé avant!
— Pour vrai? Shit!
— Fuck!

Quatre geeks bouche-bée à la table de cafétéria. On ne reverra presque plus Yan Solo de l’année. Parfois il viendra nous rendre visite, traînant par la main cette grande fille silencieuse dont je n’ai jamais su le nom. Yan s’était fait une blonde avant tout le monde. Il est le premier à s’échapper de notre monde de geek. Il ne nous suivra pas au cégep. Yan a gagné le jeu à sa première tentative. Comment a-t-il fait? Un warp zone, un code de trente vies? Mieux encore, un game genie. Un truc pour tricher, pour fucker le code du jeu, sauter direct à la fin, ça ne pouvait pas être possible autrement.

— Le tabarnak, dit Pierre-Luc.
— Quoi?
— Il a rien fait. Il a juste signé son nom. C’est moi qui a écrit la carte à sa place.

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