Voyage en Écosse avec un jetpack

Voyage en Écosse

 

(Ce texte est le cinquième d’une série à propos des périples de Darnziak. Les épisodes précédents sont : 1) Voyage en France avec Francis, 2) Voyage au Japon avec un épais, 3) Voyage en Islande avec un iPad, 4) Voyage en Norvège avec un rhume. Mais c’est le seul que j’ai écrit.)

* * *

Chaque été je fuis l’atroce humidité suffocante de ce marais putride qu’est Montréal pour m’envoler vers un pays nordique. L’Islande, la Norvège. Cette année, ce fut l’Écosse.

On me dit souvent que je suis courageux de partir à l’étranger seul. Je ne vois pas pourquoi.

C’est facile. Il suffit d’enfiler son jetpack.

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1. The Royal Mile

À Édimbourg je sors d’un pub légèrement drunk comme chaque soir après une pinte de cidre irlandais et un dram de scotch. Le Royal Mile est nappé de brouillard. Les lampes forment des halos, les immeubles de pierres se resserrent sur moi, on entend grincer les spectres dans les wynds et les closes engloutis. Ambiance Dr.Jekyll & Mr.Hyde.

Pendant que je m’appuie sur une cabine de téléphone british rouge pour prendre l’une de mes deux mille cinq cents photos, on me tape sur l’épaule et je me retourne.

— Oh! I thought you were a girl.

Il est déçu. Je souris.

— A girl? But… I… I have short hair.
— You have a lot of hair!

Il pointe ma barbe. Mon accent le rend perplexe.

— You dutch?
— No. French…
— French! What? There is no hope for you…
— No french canadian… québécois…

Trop tard, il est parti. Je ris moi aussi. Ici je suis un dutch french québécois. Ici je peux répondre à tous les drunks. Ici, je comprends tout. Je maîtrise tout. Je fend le brouillard. Je parle anglais.

* * *

2. Arthur’s Seat

Star Wars Episode II is the worst thing ever done by a human… except for the bagpipes.
— Mr.Plinkett

Il n’y a pas moyen de faire trois pas à Édimbourg sans qu’une cornemuse menace de démarrer quelque part et pour m’échapper je descends le Royal Mile jusqu’à l’extrémité de la ville où se situent les Salbsbury Crags, des collines plutôt escarpées, recouvertes d’herbes dorées, sans arbres. En plein soleil, je grimpe le sentier abrupt qui conduit au sommet de la plus haute colline, celle qui surplombe la région, Arthur’s Seat.

En sueur et la gorge sèche, les jambes molles et le soleil dans les yeux, je me rapproche du sommet, lorsque j’entend un son indistinct qui se clarifie peu à peu, et je me dis, pas ici, pas encore, c’est pas possible, j’hallucine…

« FUUUUUUUIIIIIIII!!!! »

Mais oui, au sommet : trois musiciens en kilt forment un cercle, entourés de randonneurs assis sur les rochers aux alentours, sous le ciel d’un bleu profond. Ils jouent de la cornemuse. Ils jouent bien. C’est une chanson folklorique, je suppose. Ce n’est pas le très écossais Amazing Grace que j’ai entendu au moins sept fois déjà.

Ou My heart will go on. Céline Dion en kilt. Je te jure.

Le soir j’hallucinerai des cornemuses dans le système de ventilation de la salle de bain.

* * *

3. Highlands

Un grand roux se déplace lentement dans l’allée du train avec un sac de poubelle transparent.

— Rubbish? Any rubbish?

Le mot me fait rire. Rubbish, pour moi, est synonyme de bullshit. En Écosse, le sens est littéral. Ça signifie trash. Déchet.

Geek rubbish love.

Il prend une pause pour jaser avec l’homme devant moi, un autre touriste.

— Here in Scotland we only drink whisky. Whisky is 70% alcohol, you know. It’s very dangerous. If you drink too much, you can wake up in another country. Look at me : I got drunk in Croatia in 2007 and I only woke up last week, in Inverness!

Je cache mon fou rire derrière le siège. Au même moment, le train franchi le majestueux Forth Bridge, puis on entre dans the Kingdom of Fife.

The Kingdom of Fife.

Sérieusement.

* * *

4. Inverness

Des fish and chips dans un pub encore, une pinte de cidre encore, puis je me commande a wee dram of whisky au comptoir. Je choisi un Oban 14 ans.

Selon 101 whiskies to try before you die :

Colour : Mid-Gold.
Nose : Fresh and clean with a salty tang; some fruits and whiffs of smoke.
Taste : Initially sweet but develops complexity with spice, orange, drifting smoke and dries as it evolves.
Finish : Is the salty tang imagined by association? Only another glass can anwer this conumdrum!

Ces descriptions restent du rubbish pour moi mais le whisky est bon, il me réchauffe, il me réconforte. Je le sirote à petite gorgée en prenant mon temps. Puis je range mon stylo et mon journal de voyage et je sors.

Le ciel est lourd, il risque de recommencer à pleuvoir, je suis légèrement euphorique, encore un peu drunk. Je m’installe sur un banc dans une rue déserte, devant la grille de métal d’une boutique de souvenir fermée, celle qui beugle un enregistrement grinçant de cornemuse à la journée longue dans les rues d’Inverness. C’est enfin silencieux. On n’entend que quelques oiseaux de mer.

Je sors mon iPad en vitesse avant d’être surpris par la pluie. J’ai réussi plus tôt à capter une connexion wifi gratuite en ce lieu précis, je n’ai aucun signal dans ma chambre d’hôtel. J’aurai des problèmes de wifi tout le long du voyage. Connexion aussi lente qu’un modem 14.4, connexion intermittente, porn censuré. Je me sens handicapé.

Je pianote un courriel délirant à Brisebois mais bien vite on m’interrompt.

Elle est déjà assise à mes côté. Elle est jeune et rousse et jolie, elle est petite comme le sont souvent les écossaises. On est loin des mannequins blondes bronzées, des valkyries déchaînées qui se déplaçaient en groupuscules serrés, à moitié dévêtues, pendant que je boitais et reniflais à travers les rues d’Oslo, l’an passé.

— Hiya! Do you speak english?

Mon polar « Parc national du Bic » m’identifie comme touriste. Je lui dit « Aye ». Elle me demande d’où je viens. « Canada ». Elle vient de rater son autocar et le prochain lui coûtera 10£, elle n’a pas un penny, il faut qu’elle rentre chez elle, elle vit loin d’Inverness, la nuit va tomber, elle ne connaît personne ici, est-ce que je peux l’aider? Elle retient ses larmes mais j’ignore si elle joue la comédie. Son accent est épouvantablement charmant.

Je pourrais lui donner un billet, mais 10£, c’est pratiquement 20$. Je fouille dans mes poches, je sors de la monnaie. En la triant, je lui dis :

— Everything is very expansive here. Everything is twice as much money for me. 10 pounds, that’s like 20 dollars in canadian money.
— Really? I didn’t know that.
— I spent so much money here in Scotland! I throw my money everywhere. I’ll be broke when I come back. I can give you maybe 5 pounds. It’s like 10 dollars. Here. Take it.
— Ah… Hm. Thank you.
— If I gave you money, that’s because I’m a little drunk.

Elle me fait un magnifique sourire de travers.

— What, if you weren’t drunk, you wouldn’t have given me money?
— Yes, I would have given you some. But less.

Elle me trouve comique, je crois. Elle sort son téléphone et me demande mon adresse.

— Why?
— Why? What do you think? Because you helped me! I’m going to pay you back, that’s why!, dit-elle, comme si c’était une évidence, en souriant.
— Ok. I can give you my e-mail. D…a…r…n…z…i…a…k…

Elle pianote sur son petit clavier. Je ne crois pas qu’elle m’écrira, mais l’idée me plaît.

— Can I see if you got it right?

Elle me tend l’écran de son cellulaire, je me penche près d’elle. Tout près. Il n’y a pas d’erreur.

— I’m Fiona by the way.

Elle me tend la main.

— I’m Jean-Philippe.
— John Philip? That’s a beautiful name.

Elle me fait un grand sourire. Puis elle se lève et s’en va.

— Good luck! je lui lance.

Elle est disparue trop vite. Je pense à la jolie rousse dans Voyage en Irlande avec un parapluie de Louis Gauthier. J’ai encore le iPad dans les mains. Je secoue la tête en riant.

Je raconte à Patrick :

« C’était le fonne de lui parler. Elle était vraiment cute. Ah, je pense que je suis fucking intensément lonely tout à coup. Je me sens beaucoup plus seul que juste avant qu’elle ne me parle. Pourquoi partir si loin si c’est tout ce qu’on veut, une rencontre? Un échange? Quelque chose. Je n’ai même pas pensé de lui dire que si elle était si mal prise, j’ai une chambre d’hôtel. Nah. Elle me parlait parce qu’elle voulait du cash. Pas d’autres raisons. »

Je range le iPad, retourne à mon hôtel, grimpe à ma chambre sans internet comme si j’allais m’enfermer dans une cellule de moine. Je vide le reste de ma bouteille de 20 cc de whisky Caol Ila 12 ans dans mon glencairn glass.

Colour : Kilt.
Nose : Nessie.
Taste : Badpipes.
Finish : Rubbish.

On suffoque de chaleur dans la chambre. Il y a un truc bizarre dans la salle de bain, une grille de métal qui sert à réchauffer les serviettes, mais il n’y aucun moyen de l’éteindre, elle réchauffe les deux pièces. J’enlève mes jeans, mon chandail, j’ouvre grand la fenêtre.

Un concert tonitruant de goélands ou de mouettes ou je ne sais quels oiseaux marins rempli la chambre. Pourtant Inverness n’est pas directement au bord de la mer, je ne sais pas d’où sort ce tintamarre.

Fiona m’avait demandé :

— Do you have seagulls in Canada?
— Yes. Of course, we do.
— I hate them!

Je revois son petit visage, son sourire malicieux. You have a beautiful name. « Wow! Ça fait mal! », je dis à voix haute dans ma chambre. Quelque chose élance, en moi, comme un envol. « Ça fait mal, mais j’aime ça! »

Je ris tout seul. Les mouettes m’accompagnent.

* * *

Le lendemain Brisebois me répond qu’il pensait justement à moi la veille, il a vu Under the Skin avec Scarlett Johannson.

« Ça se passe en Écosse, elle est une extraterrestre qui a pour mission de charmer et d’enlever des hommes et les offrir comme nourriture à une sorte d’entité-estomac noire, et elle ne s’en prend qu’aux hommes seuls. Tu as été chanceux que la belle petite écossaise ne te demande que de l’argent. »

J’ai le vu le film au retour et il m’a terrifié.

Oui, je l’ai échappé belle.

* * *

5. Elgol

Notre guide se nomme Bill, il est grand, massif, ses cheveux longs balaient son visage creusé par des cicatrices. Une mince coupure rouge tranche sa joue sous son œil gauche. Il ressemble à Sean Bean. Boromir. Ned Stark. Aujourd’hui il n’y a qu’une jeune ontarienne et moi à bord de sa camionnette, on a droit à un tour privé.

On avance tous les trois dans l’herbe mouillée et les rochers, sur le rivage d’Elgol, la pointe sud de l’île de Skye. Le ciel est lourd de nuages, il vente, quelques gouttelettes m’aveuglent, et au loin, par-delà la baie, se dressent les montagnes noires des Cuillins. Je vais laisser Iain Banks les décrire :

« The Cuillins are probably the most intense piece of large-scale verticality in Britain; a dark snaggle-ridged near-circle of rearing fractured geography bursting out of land and sea like a staggered series of frozen rock explosions » (Raw Spirit)

Une ambiance de bout du monde.

Notre guide examine une grande faille creusée par la mer, semble se demander si on doit la contourner, puis il cesse d’avancer. Il se retourne vers la fille et moi. Ça ne vaut pas la peine de continuer, nous dit-il, la grotte dans laquelle Bonnie Prince Charlie s’était caché avant de s’enfuir de l’île de Skye sera engloutie à cette heure, on ne pourra pas y descendre. Il vaut mieux rebrousser chemin. Avant, par contre, il souhaite profiter de ce décor grandiose  pour discuter de quelque chose. Il préparait cela depuis la veille. Il attendait le moment propice.

— It’s not everyday that you have access to a real philosopher! Where do you see them? Just in books, not in real life! But here is one! dit-il d’un air émerveillé. Il tend la paume vers moi.

L’ontarienne ne comprend pas. Je lui explique que je suis un prof de philosophie. Elle semble incrédule, comme si on venait de dire que je suis un martien.

La veille dans une petite auberge avec un groupe de touristes, des espagnols, des mexicains, des danois, un gars de Taiwan, j’avais tenté de discuter avec mon guide du référendum sur l’indépendance écossaise qui aura lieu en septembre prochain. Je m’enflammais de plus en plus en racontant le résultat du référendum québécois de 1995. (« 50,5% for no! It was so close! »), mais il ne semblait pas trop intéressé. Je lui ai dit que Skye ressemble beaucoup à l’Islande mais il avait l’air de s’en ficher encore plus. « Dunno. Never been. » Non, ce dont il voulait discuter avec moi, c’était de philosophie. Il m’avait parlé avec passion des livres d’Alain de Botton, puis tout à coup, il est devenu timide, incertain si cet auteur est considéré comme un penseur sérieux. Je lui dit que j’avais aimé son livre sur Proust. J’étais étonné d’être entrainé dans cette direction.

À l’étranger, j’ai le sentiment que mon identité, c’est d’abord et avant tout d’être québécois. Chez moi je me tiens trop avec des écrivains pour ne pas me concevoir autrement que comme un aspirant auteur. Pour Bill, par contre, je suis un philosophe, le premier spécimen vivant qu’il n’ait jamais rencontré. Une espèce rare. Il ne veut pas rater sa chance.

Bill me pose alors sa question, celle qu’il préparait depuis la veille, et je la saisis mal à travers son accent écossais, quelque chose comme « do you think we will ever come to terms with the question of the meaning of life? » Je ne suis pas certain de ce qu’il veut dire. L’humanité acceptera-t-elle un jour que l’existence soit dépourvue de sens? Ou plutôt, l’humanité trouvera-t-elle un jour un sens à la vie? Il se plante sur un rocher surélevé, les jambes écartées. Il me dépasse de plus d’une tête, je me sens tout petit devant lui. Il attend sa réponse.

— Oh… Huh… I… Huh… It’s a big question!, je dis.

Je sens de l’eau froide s’infiltrer dans mes bas, je regarde mes chaussures de randonnée complètement souillées de boue. « Des souliers bruns avec des jeans noirs c’est un crime contre la mode », m’a-t-on dit avant mon départ. Je grimace. S’ils sont foutus, j’aurai un prétexte pour m’en débarrasser. Mais quelle sorte de souliers devrais-je acheter pour les remplacer? J’ai des Converse, comme tous les gens cool de Montréal ou d’Écosse, mais ils me font mal aux pieds. Est-ce que je dois tenir compte du jugement des autres à propos de mes souliers? Je les aime. Ils sont confortables. J’espère qu’ils vont sécher rapidement. J’espère que j’arriverai à les nettoyer. J’aurais honte d’entrer dans des commerces avec les pieds aussi sales. J’essayerai dans l’évier de la salle de bain à l’hôtel.

Je lève la tête. Bill me regarde, patient, les cheveux dans le visage. Ah oui, the meaning of life. Je balbutie dans mon anglais maladroit que l’être humain, par essence, n’est jamais satisfait de son sort, ne trouvera donc jamais un sens à la vie. Lorsqu’il pense avoir trouvé, ce n’est jamais pour longtemps. Bientôt il sera insatisfait. Bientôt il cherchera ailleurs.

Il me dit qu’il n’est pas d’accord. « If you mean that we are never satisfied, I agree, but sometimes we can be content. ». Cette distinction subtile m’échappe, je croyais que ces deux termes étaient synonymes. Je dis que si l’humanité déploie tant d’énergie pour tenter d’accomplir toutes sortes de choses, si elle s’agite dans tous les sens comme un animal pris au piège, c’est justement parce qu’elle ne se satisfait de rien. D’ailleurs, c’est pour ça qu’on part en voyage. On cherche quelque chose qui nous échappe. Le bonheur est élusif. L’humanité est une espèce inquiète, instable. Dangereuse. D’ailleurs, elle va disparaître bien assez vite. Mon pessimisme le surprend, il s’attendait à autre chose de la part d’un philosophe, peut-être. Il secoue la tête.

— Not really a great answer, hey? Sorry, je lui dis.

Les pieds mouillés sous les nuages lourds, sur le bord de l’océan atlantique, les pics tranchants des Cuillins au loin, face à mon guide écossais, j’ai l’impression de ne pas être à la hauteur. Je n’ai pas lu de livres de philosophie en Écosse. J’ai lu quatre livres sur le whisky. Je ne trouve rien d’autre à dire. Il médite tout de même ma réponse sérieusement.

La jeune ontarienne ne dit rien.

Nous marchons en silence vers les montagnes en direction de la camionnette, puis subitement il se retourne vers moi, comme s’il venait de trouver un argument massue.

— When I sail, I am content. There!

L’anglais me fait défaut. Je lui dis seulement, oui, c’est possible. Je suppose. Je me  concentre surtout sur la marche. Pas envie de m’enfoncer à nouveau dans la boue.

Moi aussi, je médite une question.

Si je suspends mes souliers mouillés au porte-serviette chauffant, est-ce qu’ils sécheront plus vite?

* * *

6. Skye

Seul à l’étranger plus de deux semaines sans parler ta langue, souvent des jours sans la moindre conversation, il ne faut pas se cacher que parfois ça arrive, surtout quand tu te lèves trop tôt et que tu as mal dormi, à peine le temps d’avaler un muffin, tu voudrais te prendre un café mais il faut marcher une demie heure sous la pluie, le parapluie brisé par le vent et les jeans trempées qui collent à la peau, les souliers tachés de boue et encore mouillés de la veille, tes pieds glacés, tes mains glacées, le sac à dos qui te fais mal au dos, surchargé de livres, monter et descendre et monter et descendre le chemin tortueux jusqu’au centre de Portree, arriver d’avance pour rien le ventre qui grince et brûle, s’installer au fond de l’autocar à chercher la chaleur, lové le long des fenêtres pour admirer le spectacle mais c’est la pluie et le brouillard, les montagnes escarpées d’un vert brillant disparaissent dans la grisaille derrière les vitres constellées de gouttelettes en mouvement et c’est impossible de prendre des photos, et tu fais exprès d’écouter les chansons les plus tristes de Mogwai, of all I knew, held her too few, et tu te sens au bord d’un précipice, tu risques d’y tomber, l’eau monte en silence, le déluge ne fera pas de bruit, on peut se noyer sans s’en rendre compte, comme les premières nuits ici en Écosse les cauchemars qui réveillent en sursaut, et se demander pourquoi ce qu’on a perdu devient si terrifiant, « je suis là quand même » elle disait dans le rêve comme une menace, mais au réveil ce n’est qu’un sentiment de perte immense, égaré dans le noir dans une chambre d’hôtel étrangère, Where did it go? I don’t know, Where is it now? Time hides things, Lies hide things, I hide things, I lose things, et ici dans l’autocar tu perds le paysage dans ta musique, tu échappes les montagnes de Skye dans tes pensées et les rivières se jettent dans tes souvenirs, tu trébuches tête la première dans ton esprit qui régurgite le désastre, le gâchis qu’est devenu Montréal et elles refluent les eaux noires la honte la rage l’impuissance l’immense absolue fucking tristesse gigantesque et tranchante comme les pics des Cuillins and the way it is, I could leave it all, and I ask myself, would you care at all, et encore une fois partir ailleurs sur l’autre face du monde pour tenter d’apaiser cela mais le matin faible enveloppé par la pluie sur une île en Écosse tu ne peux y échapper, la vérité c’est que tu aurais voulu que ça se passe autrement, every airplane, every camera, is a wish that wasn’t granted et il n’y a rien que tu puisses y faire et Dial : Revenge en gaélique et ici les affichages sont en gaélique et les huit bouteilles de whisky gaélique Té Bheag que tu as vidées à Montréal depuis deux ans, enfermé dans ta cabine dans la brume regarde la carte l’Écosse en relief tu verras, elle est fendue en diagonale, le pays entier glisse en deux sens opposés, comme je glisse moi aussi fendu en diagonale le long de la faille du Great Glen rempli par le Loch Ness et au fond dans les eaux profondes et noires on le sait tous il gronde un monstre, et c’est ton cœur qui est un monstre, c’est lui qui te torture, I lose things, I break things, peux-tu imaginer à quel point je suis désemparé ici au loin, peux-tu concevoir dans quel état de déréliction je me retrouve ici épuisé les mains qui tremblent flottant derrière les vitres striées de pluie d’un autocar sur l’île de Skye à l’autre bout du monde ni écrivain ni philosophe ni professeur ni québécois ni voyageur mais rien d’autre qu’encore un être humain brisé par le désir qui le creuse et le détruit encore et le monde est noir et froid et mort, il n’est rien d’autre que le stupide ratage de l’amour et I forget, I fall away, I’m tired, I’m tired…

L’autocar en traversant le pont de Skye, à Kyle of Lochalsh, sort enfin des nuages. Le soleil apparaît, et en quelques minutes, ses rayons chauds font disparaître les gouttelettes de pluie sur les vitres. Le paysage s’ouvre. Je sors ma caméra.

On croise le château d’Eilean Donan, reflété dans les eaux du loch.

Je secoue la tête. J’éteins Mogwai, je mets Winterfylleth et c’est l’explosion de guitares, les blastbeats et les chants de guerre, musique de païens anciens des îles britanniques, musique martiale, épique et légendaire comme les châteaux en ruines qui constellent le pays et c’est le passage de la lumière entre les nuages et les montagnes de plus en plus glorieuses, et je sens la noirceur recéder, mon corps devient léger, et ce sera un après-midi entier de pur moutain porn, des heures et des heures de  paysages grandioses succédant aux paysages grandioses, du nord au sud à travers les Highlands écossais, par delà les bens et les glens et les lochs et les forths, Fort William et Ben Nevis la plus haute montagne du Royaume Uni et l’immensité de ce pays s’agrippe aux parois de mon esprit et les étire et m’ouvre, me fend grand ouvert, je ressens un très intense sentiment d’élévation et de puissance, je suis si complètement émerveillé par les falaises et les rivières et les pics escarpés, nus et verts, que j’en suis parfois ému aux larmes, frissons devant tant de splendeurs, et toute ma vie je le sais, mes meilleurs moments en voyage c’est lorsque je suis seul et que je me laisse vaincre par ce qui me dépasse, dans la contemplation et la révérence devant la beauté brutale glorieuse et indifférente des montagnes et des forêts et des rivières et de la mer, mes voyages avec ma musique de guerre, guerre contre les ténèbres qui menacent de me dévorer l’esprit, la haine et l’amour et la mort ne peuvent rien face à l’esprit vidé de ses nuages noirs par l’immensité du monde, comme il m’était arrivé aussi pendant mon voyage en autocar le long des falaises des fjords en Norvège et à travers les désert de sable volcanique noir de l’Islande et en train face aux murailles de végétation impénétrables du Japon mais aussi et surtout depuis la grande forêt boréale et les tourbières qui défilaient des heures durant, derrière les vitres au dessus de ma tête sur la banquette arrière de l’auto de mes parents quand j’étais petit, à travers ma Côte-Nord natale, le pays de mon enfance. Le monde est vaste, si vaste qu’il reflète son vide immense dans nos esprits, il a la puissance de nous annuler, de nous effacer, de nous faire disparaître. De nous guérir, de nous sauver. Je suis en Écosse. Je suis libre. Le monde est vaste et je le survole. Je le survole avec mon jetpack.

Comments
2 Responses to “Voyage en Écosse avec un jetpack”
  1. Probablement ton meilleur texte.

  2. J’aimerais un jour t’avoir dans ma bibliothèque.

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